Comprendre avant d’agir : quand la technologie s’adapte à l’humain chez Canac
Réduire la distance entre le système et le terrain
Dans bien des entreprises, la technologie promet de simplifier le travail. Pourtant, entre la conception d’un système et son utilisation réelle, il existe souvent un écart. Les développeurs visent la performance et la stabilité. Les gestionnaires cherchent la cohérence et la rentabilité. Et sur le plancher, les employés doivent composer avec la logique parfois exigeante de ces outils.
Pour combler cet écart, on déploie des plans de transformation, des ateliers de co-conception, des formations. Ces démarches ont leur utilité, mais elles ne remplacent pas toujours l’expérience directe du terrain. C’est à partir de ce constat que David Dupont, cofondateur de FrontLeap, une entreprise québécoise spécialisée en intelligence artificielle, a choisi une approche peu commune : travailler directement chez son client, le quincaillier Canac, un jour par semaine.
Une immersion pour mieux comprendre les défis du quotidien
Chaque année, environ 1500 nouveaux employés de Canac suivent une formation d’une vingtaine d’heures pour apprendre à utiliser le système de gestion des commandes. Cet outil, essentiel pour l’entreprise, assure le suivi des inventaires, des commandes et de la logistique — un exemple classique d'optimisation des processus. Mais même avec une formation complète, plusieurs employés trouvent encore le système exigeant au quotidien.
Sur le plancher, où tout va vite, chaque clic compte. Les écrans sont nombreux, les étapes de saisie demandent de la concentration, et les temps d’attente s’accumulent. Le système fonctionne, mais il ne reflète pas toujours le rythme et les besoins du quotidien.
En s’immergeant dans le travail des employés, David a observé comment chacun s’adaptait à ces contraintes. Certains mémorisent des centaines de codes produits, d’autres développent leurs propres réflexes pour accélérer leurs opérations. Ces données comportementales, souvent invisibles dans les rapports traditionnels, lui ont permis de comprendre que le problème ne venait pas du système lui-même, mais de la manière dont les employés interagissent avec lui. Ce regard de l’intérieur a marqué le point de départ d’une réflexion centrée sur l’usage réel plutôt que sur la technologie.
Entre rigueur et flexibilité : l'approche d'interface adaptative
Les systèmes comme SAP, sur lesquels repose une partie des opérations de Canac, sont conçus pour assurer la stabilité et la cohérence des données. Leur architecture, très robuste, garantit la fiabilité des processus, mais elle rend les ajustements coûteux et complexes. Modifier directement un tel système comporte toujours un risque : chaque adaptation peut avoir des effets inattendus ailleurs dans la chaîne.
Face à ce défi, FrontLeap a développé une solution ingénieuse qui s'inscrit dans la catégorie efficacité opérationnelle de notre typologie : concevoir une interface parallèle qui dialogue avec SAP sans en modifier la structure. Cette couche intermédiaire agit comme un interprète entre la logique du système et la réalité du terrain. Elle simplifie les actions répétitives, accélère la saisie et rend l’ensemble plus intuitif, sans compromettre la rigueur du système central. Les données se synchronisent en arrière-plan, permettant aux employés de continuer leur travail pendant que SAP traite les informations.
Cette approche demande toutefois une grande rigueur technique. Développer et maintenir une solution qui gravite autour d’un système aussi vaste qu’un ERP représente un défi constant : chaque évolution du système principal peut nécessiter un ajustement du connecteur. Et si cette interface rend l’expérience plus fluide, elle ne supprime pas pour autant certaines contraintes fondamentales — comme les temps d’attente ou les séquences imposées par le cœur du système.
Mais c’est aussi cette architecture indépendante qui fait la force et la flexibilité du modèle développé par FrontLeap. Parce qu’elle ne dépend pas d’une intégration complète à SAP, la plateforme peut être adaptée à d’autres environnements ERP qui fonctionnent sur des logiques similaires. Ce choix ouvre la voie à une utilisation plus large : la même approche pourrait soutenir d’autres entreprises confrontées à des défis comparables, où la performance du système cohabite difficilement avec l’efficacité du quotidien.
En ce sens, la solution ne cherche pas à remplacer l’existant, mais à le rendre plus habitable.
L’intelligence artificielle comme outil d’appui
Dans ce projet, l’intelligence artificielle n’a pas été utilisée pour automatiser à tout prix. Les systèmes de recommandation interviennent là où ils peuvent réellement alléger le travail :
Suggérer des produits équivalents en cas de rupture de stock grâce à l'analyse prédictive
Générer des soumissions types selon la nature d'un projet en utilisant le traitement du langage naturel
Faciliter la recherche dans les jeux de données d'entraînement de l'entreprise
Anticiper les besoins récurrents des clients par l'analyse des historiques d'achat
Mais l’équipe de FrontLeap a rapidement constaté que, parfois, l’expertise humaine reste plus rapide. De nombreux employés connaissent leurs produits par cœur et saisissent les codes manuellement avec une efficacité remarquable. C’est pourquoi l’outil conserve cette possibilité : la saisie directe n’a pas été remplacée par des fonctions automatiques.
Cette approche d'IA éthique et responsable respecte l'autonomie des travailleurs. L'intelligence artificielle joue un rôle d'appui, non de substitution. Elle est présente lorsqu'elle améliore réellement l'expérience — et s'efface lorsqu'elle risquerait de la ralentir.
Des améliorations concrètes, humaines et organisationnelles
Les changements apportés par cette interface se traduisent autant sur le plan humain qu’organisationnel. En simplifiant la relation avec le système, les employés gagnent en autonomie et en confiance. Les erreurs diminuent, le soutien technique est moins sollicité, et la formation initiale — environ 20 heures pour 1500 employés chaque année — devient plus rentable et plus utile.
Ces gains d'efficacité opérationnelle, parfois difficiles à chiffrer, se font sentir dans le quotidien : moins de frustrations, moins de délais, et une expérience de travail plus fluide. L'interprétabilité du système — sa capacité à expliquer ses suggestions — contribue aussi à construire une base de connaissances collective, nourrie par l'expérience des employés et l'usage du système. Ce savoir partagé, mêlant connaissances techniques et savoir-faire du terrain, devient un véritable atout concurrentiel pour l'entreprise québécoise.
Plus largement, cette collaboration entre Canac et FrontLeap démontre la capacité de notre écosystème à développer des solutions d'intelligence artificielle adaptées aux réalités locales. Le modèle développé, parce qu'il reste indépendant des systèmes ERP, pourrait bénéficier à d'autres PME québécoises confrontées à des défis similaires.
Une innovation ancrée dans la réalité
Le projet mené par Canac et FrontLeap montre qu’il est possible d’améliorer l’efficacité d’un système complexe sans le transformer radicalement. Ici, l’innovation ne repose pas sur la rupture, mais sur l’observation du réel. C’est en comprenant le quotidien des utilisateurs que les équipes ont pu concevoir une solution adaptée, capable d’équilibrer les besoins du système et ceux des personnes qui l’utilisent.
Le succès du projet tient à la collaboration entre tous les acteurs : la direction, qui a accepté d’ouvrir ses processus; les employés, qui ont partagé leurs pratiques avec transparence; et les concepteurs, qui ont su écouter avant de coder.
Comprendre avant d’agir
L'expérience de Canac et de FrontLeap rappelle une leçon essentielle pour toutes les entreprises québécoises : les meilleures solutions technologiques naissent d'abord d'une compréhension humaine des problèmes. L'innovation ne vient pas toujours d'un nouvel outil, mais d'un nouveau regard porté sur ce qui existe déjà.
En choisissant d'adapter la technologie à la réalité du travail plutôt que l'inverse, cette démarche démontre qu'il est possible de concilier rigueur, efficacité et respect du métier. Elle prouve aussi qu'en regardant d'abord chez nous — en faisant confiance à l'expertise québécoise — nous pouvons développer des solutions d'intelligence artificielle véritablement adaptées à nos besoins.
Une façon, en somme, de rappeler qu'au cœur de toute transformation numérique réussie, il y a d'abord des gens.


